La vie d’un ancien instituteur dans le bled

Maurice HOULGATTE

Maurice HOULGATTE

Témoignage émouvant transmis par notre amie, Andrée, doyenne de notre amicale.


Chers collègues et amis,


    Nous avons tous lu dans nos journaux pédagogiques d’il y a un demi siècle, la description de certaines écoles des Alpes ou des Pyrenées particulièrement isolées et déshéritées, écoles sordides, sombres. malsaines de villages haut-perchés où la route carrossable n’arrivait pas toujours. Quelques-uns d’entre vous ont peut-être même vécu leurs débuts dans des postes de ce genre, mais aussi chère qu’y ait été leur vie, aucune comparaison peut être faite avec la vie des jeunes collègues ou de jeunes ménages affectés, sur leur demande certes, dans une école du bled algérien au début de ce siècle et jusqu’en 1940.

    Comme en France, dans les trois départements algériens, il y avait des centaines de petits villages français le plus souvent installés dans les plaines ou sur les plateaux, avec leur école, l’église, quelques boutiques et cafés, un docteur.

    Les collègues sortis de l’Ecole Normale du chef-lieu du département, y exerçaient à peu près comme en France.

    Mais dans les montagnes Kabylie, Ouarsenis, Dahra, Aurès, Atlas, vivaient loin des centres administratifs des populations berbères ou arabes parmi lesquelles on avait construit quelques centaines d’écoles, trop peu nombreuses, certes, mais qui tout de même œuvraient pour la France. Ces écoles appelées “écoles indigènes” relevaient d’un Inspecteur Général de l’enseignement des Indigènes siégeant à Alger. Elles exigeaient un enseignement particulier et des méthodes pédagogiques particulières.

    Quel était donc le recrutement de ces enseignants nommés dans des postes éloignés et isolés ?

    Il y avait à Alger ou plus exactement à Bouzaréah, petit village proche d’Alger, ]’Ecole Normale du département à laquelle était adjointe une section dénommée Section Spéciale qui formait ces maitres spécialement destinés à l’enseignement des Indigènes. Ces maitres venaient de la métropole. Il se trouvait dans une même promotion, des méridionaux exubérants aux accents rocailleux, des habitants du Béarn, de Bigorre ou de la Catalogne, des normands au parler lent et mesuré, des Bretons renfermés, des natifs de l’Est, de la Savoie, du Centre de la France mais tous animés de la même foi dans la belle œuvre à accomplir dans l’intérêt de la France en même temps que par le désir de voyager, d’avoir une vie aventureuse, différente de celle qu’ils auraient menée dans leur province.

    Jusqu’en 1930 — 1935, seules les Ecoles Normales de la métropole alimentèrent cette Section Spéciale et ce fut un excellent recrutement car ces jeunes gens qui n’avaient pas l’esprit raciste et qui n’avaient aucune prévention vis-à—vis de l’Indigène, surent se consacrer à leur tâche avec cœur et générosité ; s’imposant au respect et à l’affection des tribus primitives au milieu desquelles ils vivaient. Par leur humanité et leur dévouement, ils furent pendant des décades les meilleurs agents de la France dont ils faisaient connaitre dans le bled, un visage tout différent de celui que l’administration locale présentait souvent.

    L’école était pour les populations, l’endroit où à tout moment on les recevait cordialement, on les conseillait, on les soignait, tout cela bénévolement et avec le désir de les aider.

    Donc durant leur année scolaire à Bouzaréa, ces maitres étaient initiés aux méthodes pédagogiques à employer pour instruire de jeunes enfants dans une langue totalement étrangère pour eux.

    La leçon de langage, était deux fois par jour le pivot de tout l’enseignement.

     Sans emprunter un mot à la langue arabe ou kabyle on arrivait par la méthode directe, à faire parler très correctement de jeunes élèves à la fin de l’année.

    La lecture et l’écriture complétaient et accéléraient l’acquisition des connaissances usuelles.

    Le calcul s’enseignait facilement et l’on obtenait dès la première année de CP, des résultats très appréciables.

    Les Sectionnaires étaient instruits des conditions de vie dans lesquelles ils allaient se trouver, du milieu, des coutumes indigènes à respecter, des ressources à se créer par le jardinage, l’élevage.

    Des cours de langue arabe et kabyle, leur étaient enseignés, les préparaient très bien aux premiers contacts avec la population fruste et primitive, leur permettant de se perfectionner dans la langue de la région (primes, certificats, brevets). On donnait même à ces maîtres, des notions médicales (visites à l’hôpital d’Alger) pour pouvoir donner les premiers soins à un blessé à un malade en cas de besoin.

    Chaque école avait une armoire à pharmacie avec quelques médicaments : teinture d’iode, essence de térêbenthine, farine de moutarde, iodoforme, eau boriquée, eau sublimée, sulfate de zinc, sulfate de soude, quinine, gaze, coton hydrophile, bandes, épingles à nourrice, enfin de quoi soigner coupures, blessures, brûlures, maux de ventre, de gorge, d’yeux.

    Ainsi mon père avec l’aide d’une amie put accoucher ma mère en pleine nuit et en plein bled.

    En fin d’année un voyage organisé pour visiter quelques écoles du bled, achevait la formation des Sectionnaires qui au mois d’Octobre, allaient à leur tour se trouver seuls dans une école perdue dans la montagne, loin de tous.

    Au retour des vacances, le Sectionnaire rejoignait son poste à une, deux classes, s’il était marié.

    Le train le déposait dans la vallée au village français distant de son école de 6, 10, parfois 15 ou 20 Km.

    On montait au poste par un chemin de montagne, à flanc de ravin, caillouteux et souvent boueux, très inégal, descendant dans les ravins pour remonter en face. On pouvait, certes, louer un mulet au pied sûr, mais il ne fallait pas être impressionnable car cet animal affectionne le bord des précipices et vous secoue terriblement. L’école bien bâtie souvent avec un étage, entourée d’un jardin clos par des murs de pierres sèches, se trouvait seule dans la nature, 2 ou 3 villages aux maisons basses serrées les unes contre les autres, sans la moindre boutique, distants de 500 à 600 m, dominaient les pentes voisines et fournissaient l’effectif scolaire (des garçons seulement ; coutume, hostilité à l’enseignement des filles). La fontaine était quelquefois assez éloignée.

    Le logement en général convenable (3 pièces cuisine) était meublé par l’administration, car il n’était pas question de faire grimper son mobilier par ces chemins muletiers lits de fer, matelas de crin ou de laine, table ronde et chaises rustiques, cuisine avec chape et 2 grilles et un évier, cheminées dans toutes les pièces car il y avait des régions enneigées et froides l’hiver. On s’éclairait à la lampe à pétrole.

    Les salles de classe étaient vastes et agréables, bien outillées - poêle, bureau, compendium, armoire.

    Souvent une ou deux pièces extérieures servaient de débarras et de bûcher et permettaient d’élever des volailles et quelques lapins, voire même une chèvre pour avoir du lait.

    Imaginez la vie d’un célibataire dans ces conditions. Peu le demeurait. On ne pouvait guère échanger de conversations variées et d’idées avec les parents d’élèves frustes et qui ne parlaient pas français ou très mal. Le jeune maître avait parfois la chance d’avoir des écoles assez proches, 4 à 10 Km, avec lesquelles il pouvait voisiner de temps à autre.

    Descendre au village français et rentrer le soir à son poste était toute une expédition qui demandait la journée et une marche de 15 à 20 Kms.

     Les ménages étaient plus aptes à supporter cet isolement car ils pouvaient échanger leurs idées à tout moment, des enfants remplissaient vite et égayaient la maison.

    Les amateurs de chasse étaient heureux car eux seuls et quelques notables indigènes pouvaient traquer le gibier assez abondant.

    Mes parents; enseignants tous les 2, venus de Normandie, ont vécu de 1897 à 1922, 25 ans de cette vie du bled qui leur plaisait bien. Mes frères et sœurs et moi avons été en classe jusqu’au CEP avec les petits kabyles très intelligents et avides de s’instruire (3 d’entre eux sont nés dans le bled).

    Mes parents avaient certes beaucoup de travail, mon père jardinait après la classe jusqu’à la nuit, soignait des volailles ; lapins, poules, canards, pigeons. Il éleva même plusieurs années, une chèvre pour avoir du lait. Ma mère, en plus de son travail de classe, avait sa cuisine à faire, sa couture et ses enfants à soigner. Mon père débitait du bois pour l’hiver, il descendait au village une fois par mois pour s‘approvisionner ou régler des affaires à la poste ou à la commune mixte. Pour le reste, 2 fois par semaine un indigène payé par nous, descendait au village français et nous rapportait le courrier, les journaux et quelques provisions. Le pain avait quelquefois voisiné avec le pétrole ou avait reçu l’averse mais nous ne le mangions pas avec moins d’appétit.

    Nous recevions le courrier destiné aux parents des élèves, faisions toucher leurs mandats et nous servions souvent de secrétaire à une mère ou une femme qui écrivait à son fils ou à son mari qui travaillait en France.

    Certaines écoles se trouvaient à 15 ou 20 Kms de tout voisinage européen, par des sentiers muletiers accidentés et fatigants.

       D’autres avaient la chance de ne se trouver qu’à quelques kms d’une ou de plusieurs autres écoles que dirigeait un collègue et sa femme et parfois un adjoint indigène. (Formation au cours normal).

    Après avoir lié connaissance avec eux, une grande amitié et une solidarité étroites naissaient entre eux et les jours de congé les uns ou les autres n’hésitaient pas à se déplacer à pied pour aller passer la journée ensemble.

    Aux vacances scolaires de Noël ou de Pâques, ces instituteurs ne quittaient pas leurs postes, étant tous trop éloignés de leur famille de métropole (36 heures de bateau, 8 à 10 heures de chemin de fer et c’étaient des voyages très onéreux. Ils se réunissaient alors dans l’une ou l’autre école et passaient plusieurs jours ensemble.

    Je me souviens de ces vacances où nous retrouvions les enfants de nos collègues voisins et les bonnes journées que nous passions, les repas copieux que préparaient les mamans et les douceurs qu’elles avaient confectionnées crèmes, gâteaux, flans, gaufres. On chantait, on plaisantait, on riait, chacun évoquait les souvenirs de sa région natale et le Périgourdin, le Breton, le Savoyard, le Normand ou l’Alsacien, fraternisaient franchement et se soutenaient mutuellement.

    Il n’y a qu’aux grandes vacances (début juillet) que chacun gagnait en hâte le port d’embarquement Oran, Alger, Bougie, Philippeville ou Bône, et avec sa femme et ses enfants, allait revoir le pays natal et se retremper quelques semaines dans sa famille (passage gratuit tous les deux ans).

    Mes parents sont restés en petite Kabylie durant 22 ans de 1897 à 1920, occupant d’abord une école à 2 classes où ils enseignaient tous les 2 ensuite une école à 3 classes avec un adjoint indigène. Dans cette dernière école où mon père préparait des élèves au C.E.P. et aux bourses de Cours Complémentaires, j’ai passé mon Certificat d’Etude en 1913 puis je fus mis comme interne à 200 kms de chez nous à l’Ecole Spéciale de Sétif. L’année suivante, Mon frère m’y rejoignit.

    La guerre de 1914 étant survenue et mon père mobilisé en France, ma mère dirigea seule l’école et y vécut seule avec ma jeune sœur de 5 ans. Nous y revenions aux vacances et mon père y passait sa permission annuelle.

    Entourée d’une population calme, dévouée, ma mère ne craignit jamais rien et vécut en sécurité absolue, ces années difficiles.

    La présence de ces maîtres dévoués, serviables envers les Indigènes, toujours prêts à les aider, à les conseiller, à les soigner bénévolement, mettaient les populations en confiance et la vie de famille exemplaire de ces Français leur inspirait un profond respect. Ces hommes, ces femmes qui vivaient toute l’année près d’eux sans les repousser ou les froisser, qu’en plus de l’instruction, leur montraient à améliorer leur vie journalière et leur santé, par ce jardin témoin, ces conseils d’hygiène, qui les soignaient, leur paraissaient des saints et ils les vénéraient comme tels, reportant une part de cette affection sur la France dont nous leur parlions.

    Aussi que de marques d’affection et de reconnaissance avons nous reçues dans des cas douloureux (maladies graves, décès).

    De toute l’année les seuls Français que nous rencontrions étaient le docteur de colonisation, les gendarmes à cheval appelés par une enquête, quelquefois l’Administrateur de la Commune ou par son adjoint. Leur passage rompait notre isolement.

    Tant que la santé des parents et des enfants était bonne, tout allait bien. Le travail scolaire, les occupations ménagères, le jardinage, les jeux pour les enfants remplissaient bien les journées.

    Mais dès que la maladie s’abattait sur l’un des membres de la famille, quelle anxiété et quelles inquiétudes chacun ressentait car il n’était pas facile au docteur du village français de quitter sa vallée pour plusieurs heures de mulet pour venir vous soigner (car l’autre conjoint devait poursuivre la tâche et ne pouvait abandonner l’école pour se transporter au centre français, souvent lui­-même dépourvu d’hôpital, de pharmacie et même d’auberge).

      Je me souviens d’une nuit en 1907, j’avais donc 7 ans, où mon père malade au lit fut pris de frissons terribles, il n’arrivait pas à se réchauffer et se sentait faiblir. Ma mère m’installa devant la cheminée où brûlait un grand feu, elle me chargea de présenter des serviettes aux flammes jusqu’à ce qu’elles fussent brûlantes et de les passer à mon père que cela soulageait un peu. Puis elle partit dans la nuit jusqu’au village le plus proche chercher du secours. Deux kabyles partirent aussitôt l’un pour alerter le collègue le plus proche, l’autre pour prévenir le docteur au village éloigné de 5 à 6 kms.

    Dans ce même poste en 1910, mon père accoucha lui-même ma mère avec l’aide d’une amie présente chez nous. Le docteur prévenu dans la soirée avait du faire un détour n’ayant pu passer un ravin grossi par les pluies et arriva lorsque ma sœur était née.

    Dans un autre poste, deux ans plus tard en 1912, j’ai perdu un jeune frère de 6 ans. On l’avait d’abord soigné 2 ou 3 mois au village. Mon père quittait son école chaque soir après la classe, descendait les 6 kms qui le séparaient du village et passait sa nuit auprès de ma mère et du petit malade. Le matin, il remontait à l’école et reprenait son travail. Souvent un collègue voisin se joignait à lui et l’accompagnait pour le soutenir et l’encourager, admirable solidarité et dévouement.

    Malgré quelques mauvaises heures, j’ai gardé de cette vie libre dans ces belles montagnes kabyles parmi cette population berbère si attachante, si droite et courageuse, un merveilleux souvenir de cette région qui fut pour nous notre pays natal.

     A l’heure actuelle, je ne peux m’ empêcher de penser avec tristesse à l’inutilité des sacrifices consentis par 2 ou 3 générations de ces instituteurs bons Français qui œuvrèrent durant un siècle pour leur Patrie.

    Quels amers regrets que notre action civilisatrice n’ait pas été plus largement développée, ce qui aurait évité d’en arriver à l’horrible affrontement sanglant qui se déclencha en 1954 pour se terminer par notre départ en catastrophe de ce pays que nous avions déjà conduit à un niveau de développement plus élevé que celui d’aucun autre pays musulman.

    Chers collègues, c’est la dure vie et l’action civilisatrice et humaine des instituteurs du bled algérien que beaucoup d’entre vous ne connaissaient sans doute pas dont j’ai voulu vous informer pour que tous ensemble, nous sachions qu’ils avaient bien mérité de la France.


    Nice, 1974.


    Maurice HOULGATTE